Chapitre IV
Depuis le putsch manqué de Wolky, le chef de la police de KMPolis, Yeuse n’habitait plus le Train Blanc du Gnome mais un petit logement dans la partie neuve de la cité qui se construisait sous un dôme gonflable. L’eau chaude du volcan Titan arrivait depuis quelque temps, fournissait de la chaleur et de l’électricité à la ville qui ne cessait de s’agrandir en dépit du Gnome qui aurait préféré que la population ne se concentre pas toute au même endroit. La vie quotidienne dans cette cité champignon était tout à fait normale mais en apparence seulement. On y gagnait et on y dépensait des sommes folles. Tous les aventuriers de la planète accouraient pour participer à cette expansion. Dans aucune des concessions il n’existait autant de possibilités. Le principal produit qui désormais pouvait être exporté provenait de la capture des baleines qui en trois cents ans avaient connu une certaine évolution. Elles sortaient des mers pour franchir, lentement, maladroitement des kilomètres de banquise où les attendaient les harponneurs. Pendant deux cents ans, après le refroidissement de la terre, on les avait négligées et elles s’étaient multipliées. Le Gnome pensait qu’il y en avait au moins une centaine de millions, peut-être davantage. Les phoques aussi pullulaient dans l’Antarctique.
Une compagnie de wagons-citernes climatisés venait de se créer et le Gnome, autrement dit le Kid, et le Mikado, son associé, touchaient des royalties sur chaque gallon de l’huile ainsi transportée.
Quand l’eau chaude du volcan Titan avait atteint la grande cité, les Harponneurs avaient craint une mévente mais le Kid leur avait assuré un prix de base, et l’huile avait été stockée en plein air. Jusqu’à ce qu’un gros groupe financier propose de fournir des wagons-citernes pour acheminer l’huile vers l’Australasienne, l’Africania, la Transeuropéenne et plus tard vers la Panaméricaine. Mais, dans le sens est-ouest, le transport quadruplerait le prix de l’huile rendue en territoire panaméricain et le Kid hâtait la réalisation de son extraordinaire projet, la jonction à travers la banquise du Pacifique jusqu’aux anciens rivages du Pérou. Il existait un réseau vieux de deux cents ans mais pratiquement inutilisable. Le Kid faisait construire un immense viaduc en glace qui supporterait dix voies pour commencer. Plus tard il le doublerait, le triplerait et créerait le plus long des réseaux, près de dix mille kilomètres à travers la banquise. Yeuse travaillait dans un bureau de placement pour artistes en tout genre. On créait des théâtres, des music-halls, des cabarets pornographiques ou culturels mais la demande en comédiens-chanteurs ou illusionnistes était constamment supérieure aux possibilités. Elle gagnait bien sa vie et restait cependant proche du petit Jdrien.
L’enfant faisait des progrès considérables pour ses trois ans et ses possibilités télépathiques se développaient si fortement que le Kid exigeait qu’il fasse un effort pour communiquer par le langage au lieu de fouiller dans vos pensées et de projeter les siennes.
Jdrien n’avait pas pardonné à Yeuse d’être intervenue alors que l’agent secret de Lady Diana projetait de le kidnapper. Il croyait toujours que cet homme voulait le ramener auprès de Lien Rag, son père, et n’accordait plus une seule pensée tendre à la jeune femme. Elle en souffrait beaucoup au point de raréfier ses visites au Train Blanc. Le Kid, qu’elle continuait d’appeler le Gnome en souvenir du temps du cabaret Miki, s’absentait souvent pour aller surveiller les travaux de la Banquise, complètement à l’est, à deux mille kilomètres de KMPolis. Les gens ne disaient plus d’ailleurs K-M-polis en épelant les deux initiales du Kid et du Mikado, mais tout simplement Kamenepolis. Ainsi se créait puis se déformait le nom des villes.
Yeuse sortait quelquefois avec un certain Luz qui appartenait à cette nouvelle aristocratie que constituaient les chasseurs de Baleines, ou encore les Harponneurs. Leur métier les enrichissait follement et en quelques mois ils entassaient des fortunes.
Luz souhaitait épouser Yeuse car il était néo-catholique et le Kid avait dû admettre la présence d’une église puis d’une deuxième dans sa ville. Les prêtres néos étaient environ une vingtaine mais pour le moment ils devraient se plier à deux décisions du Kid : ne pas essayer d’envoyer des missions vers les grands chantiers de l’Est, ne pas convertir les Roux installés à proximité de la mégapole.
La tribu de Roux vivant dans cette zone recevait tous les déchets de fonderies de baleines, les os, les débris de viande. De façon archaïque ils produisaient une huile de seconde qualité, qui pouvait alimenter des centrales électriques, et des blocs de déchets de viande exportés pour nourrir on ne savait trop qui.
Les Roux vivaient heureux dans cette Compagnie de la Banquise, protégés par la police et le Kid qui ne supportait aucun racisme à leur égard. Dans les écoles qui se créaient peu à peu, trop lentement aux dires du Kid, les Roux étaient présentés comme les frères du Froid et non comme des ennemis. Mais la population restait très réticente et lorsqu’un Roux s’aventurait par hasard dans les confins de la ville, toujours en zone froide cependant, il y avait fréquemment des incidents malgré les risques encourus. Le Kid avait déjà fait expulser sept personnes pour manifestations racistes.
La production d’huile de baleine devenait si importante qu’il en était le premier surpris et inquiet. Il aurait préféré que l’on s’intéresse plus à la pêche, à la récupération des nodules au fond de l’océan, aux industries de transformation mais l’économie de la Compagnie s’appuyait fortement sur l’huile.
Dans son temple hindou, le Mikado, provisoirement installé à Kamenepolis, essayait de le rassurer.
— Nous approchons le million de tonnes par an, disait le Kid, ce qui implique en moyenne la destruction de cent mille baleines. Nous fournissons aussi de la viande de qualité et des sous-produits très demandés.
— Il y a cent millions de baleines.
— La production ne va cesser de se développer. Il faut diversifier. Lorsque Lady Diana deviendra notre principale acheteuse, nous serons dans une position de dépendance.
— À propos, que décidez-vous pour les cadavres du Gange ? C’est un marché fabuleux qui dans quelques années atteindra un chiffre énorme.
— Je suis réticent. Puisque vous conservez votre petite compagnie, prenez le marché, proposa le Kid.
— Il faudrait que je loue des trains à la Panaméricaine et cette femme diabolique me ligoterait. Non, nous devons être tous les deux pour cette offre énorme. Nos deux petites compagnies, plus celle de la Banquise.
— Jamais de la vie ! répliqua sèchement le Kid en montant sur ses ergots. Je ne risquerai jamais le destin de la Compagnie de la Banquise. Ne me demandez jamais ça.
— Vous avez besoin d’argent, de matières premières. Il vous faudra être raisonnable. La demande d’huile vient dans la suite logique de la folie de Lady Diana. Elle détourne les énergies pour son tunnel et les gens doivent se rabattre sur des produits de remplacement. On ne trouve plus de pétrole, plus de charbon en dehors des réserves ou des puits déjà connus avant l’ère glaciaire.
Le Kid se pencha pour prendre des boulettes roses et jaunes dans un ravier posé sur un plateau. Il y avait vingt raviers remplis de mets aussi rares que surprenants. Le Mikado, gros poussah énigmatique dont le Kid connaissait le secret, mangeait constamment et ne quittait pas cette chambre grandiose et funèbre au sein de son palais qui imitait les extravagances d’un temple hindou. Le temple ne pouvait s’aventurer que sur une banquise déjà solide à cause de son poids fabuleux. Le Mikado vivait comme un prince des contes de fées de jadis, ne se risquait jamais au-dehors. On affirmait qu’il possédait les plus belles femmes du monde. Le Kid, à côté de lui, menait une vie de moine.
— Il faudrait envoyer quelqu’un à Lady Diana, disait le Mikado, mais il faudrait aussi rencontrer Lien Rag, son fondé de pouvoir.
Le Kid resta impassible mais son regard soutint celui très flou du Mikado. Ce dernier n’ignorait rien des sentiments du petit homme envers Lien Rag, savait que le Kid ne voulait pas lui restituer son fils Jdrien. Lien Rag ignorait pour l’instant où se trouvait l’enfant mais cette situation ne pourrait continuer. Il y aurait des fuites et le Mikado craignait que leur nouvelle compagnie de la Banquise n’ait à en souffrir dans son expansion.
— Un ambassadeur auprès de la commission d’application des Accords de NY ne serait pas une mauvaise chose, continua le poussah. Nous montrerons notre bonne volonté. D’ailleurs, nous n’avons nullement l’intention d’adopter un autre comportement économique et humain. Vous avez prouvé que vous étiez uniquement préoccupé de développer le rail par tous les moyens, même dans des zones très dangereuses. Où en êtes-vous à l’est ?
— Nous progressons.
— Votre viaduc, de combien s’allonge-t-il par jour ?
— Pour l’instant un kilomètre. Je sais qu’à ce rythme il faudrait plus de trente ans pour en voir la fin. Dès que la centrale Titan entrera en fonction, nous doublerons et dans un an nous serons à dix, peut-être vingt kilomètres par jour.
— Et si ça ne servait qu’à ouvrir le passage à la cinquième flotte panaméricaine ? demanda le Mikado. Ses cuirassés, ses croiseurs sur rails sont terrifiants.